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http://www.mondialisation.ca/napoleon-revolutionnaire-ou-contre-revolutionnaire-heros-ou-malfaiteur/5456643
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La Révolution française ne fut pas un simple « évènement » historique, mais un développement long et complexe dans lequel nous pouvons identifier divers stades, en commençant par la « révolte des nobles » à la veille de 1789 et en terminant mais uniquement sous certains aspects en 1799, avec le « 18 Brumaire », le coup dÉtat de Napoléon Bonaparte. Il convient de remarquer que certains de ces stades, y compris les (importantes) phases initiale et finale mentionnés, étaient de nature plutôt contre-révolutionnaire que révolutionnaire. En ce qui concerne les stades véritablement révolutionnaires, il est possible den dégager deux. Le premier stade est « 1789 », la révolution modérée. Celle-ci met un terme à lAncien Régime, avec son absolutisme royal et son féodalisme, autrement dit, au monopole de pouvoir du monarque et aux privilèges de la noblesse et de lÉglise. Des réalisations importantes de « 1789 » font également partie la Déclaration des droits de lhomme, légalité de tous les Français devant la loi, la séparation de lÉglise et de lÉtat, un système parlementaire reposant sur un droit de vote limité et, non des moindres, la création dun État français « moderne », centralisé et « indivisible ». Ces réalisations qui, mises ensemble, constituent un énorme « pas en avant » dans lhistoire de la France, sont ancrées dans une constitution qui, non sans un certain retard, sera promulguée en 1791.
LAncien Régime, la France davant 1789, était associé à la monarchie absolue et le système révolutionnaire de « 1789 » est censé trouver un foyer confortable dans une monarchie parlementaire et constitutionnelle. En raison des agissements de Louis, cela ne réussit toutefois pas et cest ainsi que naît, en 1792, une nouvelle forme dÉtat, la république. « 1789 » fut possible grâce à lintervention des sans-culottes parisiens mais, essentiellement, cest loeuvre de gens modérés, presque exclusivement des membres de la bourgeoisie nantie. Ce sont ces derniers qui, sur les ruines de lAncien Régime qui servait les intérêts de la noblesse et du clergé, fondent un État qui doit être au service de la (haute) bourgeoisie[1]. Sur le plan politique, ces bourgeois solides, originaires de toute la France, trouvent un foyer au club des Feuillants dabord, chez les Girondins ensuite. Mais, dans le Paris des Jacobins radicaux et des sans-culottes fantasques, ils ne se sentiront jamais vraiment chez eux.
Antoine Wiertz, Une scène de l’enfer, Musée Wiertz, Bruxelles
Il y a 200 ans, 1815 : la bataille de Waterloo...
Le deuxième stade révolutionnaire est « 1793 ». Cela veut dire la révolution « populaire », radicale, égalitaire, avec des droits sociaux (comme le droit au travail) et des réformes socioéconomiques relativement poussées reflétés dans une constitution, cette de lan I ou 1793, qui nentrera toutefois jamais en vigueur. Cette révolution est radicale, égalitaire, orientée socialement et disposée à réglementer léconomie du pays et donc à limiter la liberté individuelle dans une certaine mesure au profit de la communauté, cest-à-dire « pour le bonheur commun ». (Comme, en même temps, le droit à la propriété est maintenu, « 1793 » peut donc être qualifié de « social-démocratique » plutôt que « socialiste ».) « 1793 » est louvrage de Robespierre et de la Montagne, cest-à-dire des Jacobins parisiens essentiellement petit-bourgeois dont les principes, au fond, sont aussi « libéraux » que ceux de la haute bourgeoisie, mais dont les mesures cherchent aussi à satisfaire les besoins élémentaires de la sans-culotterie parisienne, les alliés indispensables des Jacobins dans leur lutte non seulement contre les Girondins, mais aussi et surtout contre la contre-révolution. La révolution radicale est un phénomène parisien, une révolution faire par et pour Paris. Aussi lopposition vient-elle essentiellement de lextérieur de Paris, à savoir de la grande bourgeoisie des villes provinciales, représentée et dirigée par les Girondins, et des paysans des campagnes. Avec « 1793 », la révolution devient à de nombreux égards un conflit entre Paris et le reste de la France.
La contre-révolution incarnée par les émigrés de la noblesse, par les prêtres réfractaires et par les paysans en révolte en Vendée et ailleurs dans les provinces sen est prise à « 1789 » ainsi quà « 1793 » et elle ne veut rien moins quun retour à lAncien Régime ; en Vendée, les insurgés se battent pour le roi et lÉglise. La bourgeoisie nantie, surtout retranchée dans les grandes villes provinciales françaises, est hostile à « 1793 », mais pour « 1789 ». La bourgeoisie est contre « 1793 » car, au contraire des sans-culottes parisiens, elle na rien à gagner et tout à perdre dans un progrès révolutionnaire radical allant dans la direction indiquée par les Montagnards avec leur constitution de 1793, avec son égalitarisme et son intervention de lÉtat dans la vie économique. La bourgeoisie est également opposée à un retour à lAncien Régime dans lequel lÉtat serait de nouveau mis à la disposition de la noblesse et du clergé. « 1789 », par contre, signifie la création dun État français au service de la bourgeoisie, « 1789 » est la révolution de et pour la bourgeoisie.
Un « retour en arrière » vers la révolution bourgeoise, modérée de 1789 mais aussi avec une république, au lieu dune monarchie constitutionnelle voilà lobjectif et, à de nombreux égards, le résultat de la « réaction thermidorienne » de 1794[2]. Thermidor produit la constitution de lan III qui, comme la écrit un historien français, « garantit la propriété privée et les idées libérales [et] supprime tout ce qui, dans la direction du socialisme, va plus loin que la révolution bourgeoise[3] ». La réédition thermidorienne de « 1789 » produit par conséquent un État décrit comme la « république bourgeoise » ou comme la « république des propriétaires ».
Menacé à gauche par le néo-jacobinisme et, à droite, par le royalisme contre-révolutionnaire, le système que les Thermidoriens ont bricolé, cest-à-dire le Directoire, a de plus en plus besoin dêtre sauvegardé par lintervention de larmée. Pour sauver son hégémonie socioéconomique, cest alors seulement que la bourgeoisie décide de confier son pouvoir politique à un général fiable et cest ainsi que la révolution débouche sur une dictature militaire. On peut dire quavec « Brumaire », la bourgeoisie nantie française transfère à Bonaparte le pouvoir politique quelle possède afin de ne pas le perdre du côté des royalistes ou des Jacobins. En échange de cette faveur, Bonaparte conjurera en effet aussi bien le danger royaliste que jacobin et il garantira et renforcera le système socioéconomique de « 1789 » entre autres, sur le plan financier, par la fondation de la Banque de France en 1800, sur le plan juridique, au moyen de son code civil de 1804, etc.[4] « En Napoléon », écrit lhistorien Georges Dupeux, « la bourgeoisie a trouvé en même temps un protecteur et un maître[5]. »
Par rapport à la révolution, la dictature de Bonaparte est donc ambivalente. Dune part, la révolution est terminée, liquidée même, en ce sens que cen est fait non seulement de ce genre dexpérimentations égalitaires de « 1793 », mais même de la façade démocratique républicaine de « 1789 ». Mais, dautre part, les réalisations essentielles de « 1789 » ont été conservées et même consolidées. À la question de savoir maintenant si Napoléon fut oui ou non un révolutionnaire, on peut répondre comme suit. Il était pour la révolution en ce sens quil était contre la contre-révolution royaliste et comme deux négatifs sannulent, quelquun dhostile à la contre-révolution est automatiquement un révolutionnaire. Mais on peut dire aussi que Napoléon, en même temps, était pour et contre la révolution : il était pour la révolution bourgeoise modérée de 1789, celle des Feuillants-Girondins-Thermidoriens, mais il était opposé à la révolution radicale de 1793, celle des Jacobins et sans-culottes parisiens. Annie Jourdan cite un commentateur dAllemagne, plus précisément de la Prusse de lépoque, qui comprenait déjà en son temps que Bonaparte « navait jamais été autre chose que la personnification de lun des divers stades de la révolution », comme il lécrivait en 1815[6]. Ce stade était la révolution bourgeoise, celle de 1789, que Napoléon avait garantie non seulement en France, mais exportée également vers le reste de lEurope.
Pour terminer la révolution dans le sens déviter quelle aille plus loin que les réalisations de « 1789 » , elle devait être sortie de Paris. À cet égard, on avait intelligemment choisi lhomme qui devait aller sortir la révolution de Paris, qui devait mettre un terme au projet radical des Jacobins et sans-culottes petit-bourgeois de Paris et qui, au contraire, allait consolider la révolution bourgeoise. On fit appel à Napoléon Bonaparte, un homme dAjaccio, la ville provinciale de France la plus éloignée de la capitale. En outre, Napoléon était un « enfant de la gentilhommerie corse[7] », autrement dit, le rejeton dune famille dont on pouvait dire aussi bien quelle était grande-bourgeoise avec des prétentions nobiliaires que de petite noblesse avec un style de vie grand-bourgeois. En tout cas, à bien des égards, les Bonaparte appartenaient à la haute bourgeoisie, la classe qui, dans toute la France, grâce à « 1789 », avait atteint ses objectifs et avait cherché à les consolider via une dictature militaire face aux menaces « manant de la gauche aussi bien que de la droite.
Il vaut la peine de faire remarquer ici aussi que le pas politique décisif dans le processus de la liquidation de la révolution, cest-à-dire « Brumaire », fut en même temps un pas géographique sécartant de Paris, un pas loin du creuset de la révolution, loin de lantre du lion du jacobinisme et de la sans-culotterie bien trop révolutionnaires. En outre, le déplacement vers le faubourg de Saint-Cloud constituait aussi un sauf, petit, certes, mais symbolique quand même, et à ne pas négliger, en direction des campagnes bien moins révolutionnaires et même plus ou moins contre-révolutionnaires. Enfin, on peut encore faire allusion à une petite ironie de lhistoire et de la topographie, à savoir le fait que Saint-Cloud se situe aussi sur la route de Paris à Versailles, la résidence des rois absolutistes davant la Révolution. Le fait que le coup dÉtat du 18 brumaire eut lieu à Saint-Cloud fut le reflet topographique du fait historique quaprès lexpérience démocratique de la révolution, la France emprunta à nouveau la voie dun système politique absolutiste comme celui dont Versailles avait été le « soleil », en son temps. Mais, cette fois, la destination était un système absolutiste sous la direction dun Bonaparte et non plus dun Bourbon et, bien plus important encore : un système absolutiste au service de la bourgeoisie, et non plus de la noblesse.
Si nous pensons à la dictature de Bonaparte, et aussi, dailleurs, à la république de la Convention post-thermidorienne et du Directoire, nous ne pensons, au contraire des années de 1789 à 1794, pas tant aux événements révolutionnaires ou contre-révolutionnaires dans la capitale française, quà une interminable série de guerres, de combats loin de Paris et, dans bien des cas, hors des frontières de la France, des batailles que rappellent à Paris, naturellement, des noms de rues, de places, de ponts et de gares comme Iéna, Rivoli, Wagram et Austerlitz. Ce nest pas un hasard, car les guerres étaient extrêmement fonctionnelles, pour le but primordial de Thermidor et de la dictature bonapartiste : conserver les réalisations de « 1789 » et empêcher aussi bien un retour à lAncien Régime quune réédition de « 1793 ».
Avec leur Terreur, Robespierre et les Montagnards voulaient non seulement protéger la révolution, mais aussi lapprofondir, la radicaliser, lintensifier, ce qui signifiait en même temps quils « internalisaient » la révolution au sein de la France même et, avant tout, au coeur de la France, dans la capitale, Paris. Ce nest pas un hasard si, étroitement associées à la révolution radicale, les guillotinades eurent lieu au centre de la place de la ville, elle-même située au centre du pays. Pour concentrer leur propre énergie et celle des sans-culottes et de tous les vrais révolutionnaires sur cette « internalisation » de la révolution, Robespierre et ses amis jacobins au contraire des Girondins étaient par principe opposés aux guerres internationales, quils considéraient comme un gaspillage dénergie révolutionnaire et un danger pour la révolution. Inversement, la série interminable de guerres qui furent menées par la suite, dabord sous les auspices du Directoires thermidorien, et ensuite sous ceux de Bonaparte, revenaient à une « externalisation » de la révolution, à une exportation de la révolution la révolution bourgeoise de 1789 qui servit en même temps à empêcher la poursuite de l« internalisation » ou de la « radicalisation » de la révolution à la 1793.
Ce fut donc pour mettre un terme à la révolution en France même, et surtout à Paris, que Napoléon exporta la révolution celle de 1789 vers le reste de lEurope. Ce fut pour empêcher que le courant puissant de la révolution creusât plus profondément encore son propre lit Paris et le reste de la France que les Thermidoriens dabord et Bonaparte ensuite firent couler les eaux révolutionnaires houleuses hors des rivages de la frontière française pour ainsi inonder toute lEurope.
La guerre à létranger offrait une solution aux problèmes sociaux brûlants de Paris, des problèmes qui avaient rendu possible les grands actes révolutionnaires comme la prise de la Bastille. Le service militaire et limpact « keynésien » positif de la guerre sur léconomie nationale menant à ce quon appelle aujourdhui une économie centrée sur la guerre constituaient une sorte de solution aux problèmes socioéconomiques. Les chômeurs furent en grande partie absorbés par larmée et les dépenses militaires stimulèrent la demande de produits aux manufactures qui, par exemple, purent confectionner des uniformes pour larmée. Mais, vu dun point de vue thermidorien, le recrutement loin de Paris, surtout des jeunes sans-culottes, eut encore un autre avantage quil ne faut certainement pas négliger : De la sorte, pour laction révolutionnaire collective, telle la prise dassaut des Tuileries, il ne restait plus, en dehors des femmes, quune poignée dhommes, trop peu nombreux pour pouvoir répéter dans Germinal et Prairial 1795 les succès de la sans-culotterie de 1789. Le Directoire, puis Bonaparte, rendront permanent ce système en introduisant le système militaire obligatoire et en se lançant dans une interminable série de guerres. « Ce fut lui [Napoléon] », écrit lhistorien Henri Guillemin, « qui éloigna les jeunes plébéiens potentiellement dangereux loin de Paris et les envoya même à Moscou au grand soulagement des gens de bien[8]. »
Dans le même temps, les guerres menées à bien, suivies de loccupation et du pillage des pays étrangers, rapportèrent également de largent à lÉtat français. (« La guerre rapporte », disaient déjà les Thermidoriens ; et, en 1810, Napoléon expliqua publiquement que « la guerre est la source de la richesse du pays »[9].) Avec cet argent, on pouvait même entretenir larmée, contribuer à assainir les finances de lÉtat et larguer quelques miettes au « menu peuple » de France et surtout de Paris, par exemple sous la forme de prix bas subventionnés pour le pain et autres denrées alimentaires essentielles et, de cette façon, calmer non seulement sa faim physiologique, mais aussi sa faim révolutionnaire au sens figuré. Les problèmes sociaux de Paris et de la France en général furent donc en un certain sens résolus par la guerre et aux dépens des étrangers.
Officiellement, les guerres servaient à faire partager au reste de lEurope les bienfaits de la révolution, de la révolution bourgeoise de 1789, sentend, et, ce noble but devant les yeux, les sans-culottes partirent au combat avec enthousiasme. (Ils allaient se rendre compte de près que Robespierre avait raison quand il prédisait que les « missionnaires armés » ne seraient pas accueillis les bras ouverts.) La nouvelle des grandes victoires suscita aussi parmi la sans-culotterie restée au pays une fierté patriotique qui allait fonctionner comme compensation à lenthousiasme révolutionnaire, refroidi après Germinal et Prairial, du vivier jacobin de Paris. (Un historien a notée dans ce contexte que la nouvelle des victoires accrut encore « la profondeur du patriotisme où se mêlent lenthousiasme jacobin et lexaltation chauvine de la grande nation[10]».)
Avec un peu daide de la part du dieu de la guerre, de Mars, lénergie révolutionnaire des sans-culottes et du peuple français put être canalisée le long de voies moins radicales, considérées dun point de vue révolutionnaire. Nous avons affaire ici avec ce quon appelle en anglais un displacement processus, un processus de transfert : le peuple français, y compris les sans-culottes parisiens, perdit progressivement son enthousiasme pour la révolution et tous les idéaux de liberté, dégalité et de solidarité entre Français et avec les peuples voisins et il alla de plus en plus adorer le veau dor du chauvinisme national, de lexpansion territoriale vers des frontières supposées « naturelles » comme le Rhin, et de la gloire internationale de la « grande nation » et après les 18 et 19 brumaire de son chef, Bonaparte.
Cest ainsi que nous comprenons aussi la réaction à double sens des peuples européens vis-à-vis des guerres et des conquêtes de la France à cette époque. Alors que certains les élites de lAncien Régime, par exemple, et les paysans rejetaient la Révolution française dans sa totalité et que dautres avant tout des Jacobins locaux, comme les « patriotes » hollandais lapplaudissaient plutôt inconditionnellement, beaucoup , et sans doute la plupart, passèrent du Charybde de ladmiration pour les idées et les réalisations de la Révolution française au Scylla de la répulsion envers le militarisme, le chauvinisme sans bornes et limpérialisme impitoyable de la France également dans le domaine de la langue[11] après Thermidor, durant lépoque du Directoire et sous Napoléon. De nombreux non-Français luttèrent entre une admiration et une répulsion simultanées pour la Révolution française. Chez dautres, lenthousiasme initial dut tôt ou tard céder le pas face à la désillusion. Nous pensons par exemple à Beethoven, qui, avec sa troisième symphonie, lEroica, encensa dabord Napoléon avec enthousiasme comme incarnation de la révolution et qui, par la suite, composa une musique destinée à célébrer les victoires de Wellington sur ce même Napoléon dans la Vienne des empereurs Habsbourg. En ce qui concerne les Britanniques, ils accueillirent favorablement « 1789 », car ils interprétaient cette révolution « modérée » non sans raison comme limportation en France dune sorte de monarchie constitutionnelle et parlementaire quils avaient eux-mêmes introduite une centaine dannées plus tôt déjà, au temps de leur fameuse « Glorious Revolution ». Le poète William Wordsworth traduit cet enthousiasme des débuts par les fameux vers que voici :
« Bliss was it in that dawn to be alive,
But to be young was very heaven! »
« Quelle bénédiction en cette aube que de vivre,
Mais être jeune alors, cétait le vrai paradis ! »
Mais, pour finir, avec « 1793 » et la Terreur, la plupart, ou du moins bon nombre des Britanniques et, parmi ceux-ci, surtout les conservateurs considérèrent avec répulsion les événements qui se déroulaient de lautre côté du « Channel ». Leur porte-parole fut Edmund Burke, dont les Reflections on the Revolution in France déjà publiées en novembre 1790 furent une véritable Bible pour les contre-révolutionnaires, non seulement en Angleterre, mais partout dans le monde. Un siècle et demi plus tard, George Orwell allait écrire que « pour lAnglais moyen, la Révolution française ne signifie rien de plus quune pyramide de têtes tranchées[12] ». Il aurait pu dire la même chose de la quasi-totalité des autres non-Français de son époque, et même daujourdhui.
Dernière considération, et non des moindres, dabord pour les Thermidoriens et ensuite pour les partisans de Bonaparte, les guerres furent une brillante affaire en ce sens quil y avait des sommes colossales à gagner pour toutes sortes dhommes daffaires et surtout pour les petits amis du régime. « La guerre » sest révélée excellente pour « les affaires », surtout après la chute des Robespierre. Avec les livraisons à larmée, exclusivement confiées à des entreprises privées, ce sont des fortunes qui se gagnèrent. Et, tant que les guerres napoléoniennes furent des succès, elles rapportèrent non seulement des marges bénéficiaires élevées, mais elles mirent aussi des sources de matières premières et des marchés de débouchés à la disposition de lindustrie française, qui se développait de plus en plus vite, et des industriels français qui, de la sorte, purent jouer un rôle de plus en plus important au sein de la bourgeoisie. Par conséquent, ce fut aussi sous Napoléon que le capitalisme industriel typique du 19e siècle commença à supplanter le capitalismecommercial typique des quelques siècles précédents. (Ce fut également le cas pour la Belgique annexée à lépoque par la France, ne pensons quà Liévin Bauwens et au début de la révolution industrielle à Gand.) Fait remarquable en France, laccumulation de capital commercial avait surtout été rendue possible grâce au commerce des esclaves, alors que laccumulation du capital industriel eut beaucoup à voir avec la série quasi ininterrompue de guerres qui furent menées, par le Directoire dabord et par Napoléon ensuite. En ce sens, Balzac avait raison quand il écrivait que « derrière chaque grande fortune se cache un crime ».
Jusquà lépoque de Robespierre, la France révolutionnaire avait également fait la guerre, mais pour combattre la contre-révolution et défendre la révolution. Cest après la chute de Robespierre, au moment de Thermidor, que la France se révéla en tant que paysmilitariste et quelle déclencha elle-même une série sans fin de guerres, de guerres de conquêtes quon fit passer pour des guerres de libération. « Sous le régime thermidorien », écrit Annie Jourdan, « la France républicaine devient une France guerrière[13]. » Ce nest certes pas un hasard non plus si, parmi les nombreux chants révolutionnaires de lépoque, cest précisément la très militaristeMarseillaise, qui sen prenait aux ennemis étrangers, fut promue au rang dhymne national par les Thermidoriens, le 14 juillet 1795, et non, par exemple, le chant tout aussi populaire, voire davantage, Ah, Ça ira ! Dun point de vue thermidorien, ce dernier chant était en effet extrêmement incorrect politiquement. Il névoquait pourtant pas « 1793 » mais, malgré tout, la facette la plus radicale de « 1789 » ; il sen prenait, à sa façon jacobine, à lennemi intérieur et il plaidait ainsi pour une internalisation et non une externalisationde la révolution, autrement dit, pour lapprofondissement ou la radicalisation de la révolution chez soi au lieu de lexportation vers létranger dune version comparativement édulcorée de la révolution, et ce, au moyen de la guerre. (Il convient en outre de tenir compte du fait quavec lappellation « aristocrates », les sans-culottes visaient souvent « laristocratie bourgeoise » aussi, la haute bourgeoisie et les riches en général[14].) La Marseillaise fut lhymne de la Révolution française, plus précisément de « 1789 » et elle fut en même temps le chant de combat par excellence de lexportation de « 1789 » par le biais de la guerre. Aussi ne devons-nous pas être étonnés si la Marseillaise, normalement associée à la République française, a pu continuer à servir dhymne national sous lempire de Napoléon aussi, alors quau contraire, le très radical Ah ! Ça ira ! disparut du circuit en tant quoeuvre musicale. Pour des raisons similaires, Bonaparte conserva également le drapeau tricolore, symbole non seulement de la Révolution de 1789, mais aussi de limpérialisme français. Mais le rouge, déjà comme drapeau mais certainement aussi comme couleur du bonnet, ne plus pu être aperçu nulle part dans son empire. Le port du bonnet rouge fut dailleurs déjà interdit par les Thermidoriens.
Les guerres menées par la France révolutionnaire stimulaient le développement industriel, autrement dit le développement dun système industriel de production. Par conséquent, elles sonnèrent aussi le glas de lancien système « artisanal » de production, à petite échelle, dans lequel les artisans réalisaient des produits de façon traditionnelle, non mécanisée, dans leurs ateliers. Au moyen de la guerre, la bourgeoisie thermidorienne et bonapartiste ne fit donc pas seulement disparaître physiquement les sans-culottes essentiellement un groupe hétérogène dartisans, de boutiquiers et autres petits producteurs de Paris, mais elle les escamota également du paysage socioéconomique. Pendant la Révolution à Paris, la sans-culotterie put jouer un rôle historique de premier plan. Du fait des guerres révolutionnaires qui liquidèrent la révolution, la sans-culotterie disparut de la scène de lhistoire. En ce sens, la révolution a en effet dévoré ses enfants. À la façon dun anthropophage, la bourgeoisie française a dévoré son ennemi de classe pour en lieu et place en engendrer un autre, bien plus dangereux encore, à savoir le « prolétariat » industriel. Dailleurs, sur le plan de la production économique, lavenir appartenait désormais aux machines, aux usines, aux industriels et, en ce qui concerne le travail,aux ouvriers dusine salariés, et non plus aux artisans « indépendants ». Dans ce prolétariat typique du 19e siècle, la bourgeoisie trouvera un opposant bien plus redoutable que dans la sans-culotterie encore typique de la fin du 18e siècle.
À de nombreux égards, les sans-culottes rendirent possible le succès de la Révolution, mais ce fut la Révolution qui balaya les sans-culottes. Cela se passa dans les villes, et surtout à Paris. Dans les campagnes, un phénomène similaire se produisit. Les paysans y firent la révolution, mais, en raison de la vente des biens ecclésiastiques aux citoyens et paysans aisés, la Révolution balaya les petits paysans et en fit avant tout de la « chair à canon » pour les guerres napoléoniennes et, ensuite, des prolétaires ruraux. Ces prolétaires ruraux allaient sen aller pour les villes non seulement à Paris, mais aussi dans des villes industrielles comme Lyon, Metz, Lille, Roubaix et Saint-Étienne pour y trouver du travail dans les usines et ainsi se muer en prolétaires urbains, autrement dit des ouvriers dusine qui reprendraient le rôle des sans-culottes, non seulement dans le processus de production, mais aussi dans les conflits sociaux de lère nouvelle qui débuta avec la Révolution française.
La Révolution, le triomphe de la bourgeoisie sur la noblesse, élimina la sans-culotterie, sans laide de laquelle ce triomphe neût pas été possible. Mais, en même temps, la Révolution contribua également à produire la classe des travailleurs salariés qui, au cours du siècle suivant et plus longtemps encore, allait contester ce triomphe bourgeois. Ici, des révolutions éclatèrent encore bien à propos, puis il en résulta de nouvelles guerres qui, à leur tour, aboutirent à des révolutions. Nous pensons par exemple à la guerre franco-prussienne de 1870-1871, qui fut suivie de la Commune de Paris. Lexemple le plus spectaculaire fut toutefois la Grande Guerre de 1914-1918 qui, en Europe, était censée mettre un terme une fois pour toutes à la révolution mais qui, au contraire, se révéla comme la mère de la grande révolution russe. . .
Avec Bonaparte, la révolution se termina là où elle devait finir, du moins en ce qui concerne la bourgeoisie française ; avec Bonaparte, ce fut la bourgeoisie française qui triompha. Ce nest donc pas un hasard si, dans les villes françaises, les « notables », cest-à-dire les hommes daffaires, les banquiers, les avocats et autres représentants de la haute bourgeoisie, se réunissent volontiers dans des cafés ou des restaurants portant le nom de « Bonaparte », comme la fait remarquer quelque part le sociologue Pierre Bourdieu dans un de ses ouvrages. La haute bourgeoisie est toujours reconnaissante à Napoléon des grands services quil lui a rendus et, surtout, du fait quil a pu garantir sa position socioéconomique des menaces de la droite et de la gauche. La pierre angulaire de cette position fut naturellement le droit à la propriété, quelque chose quil ne faut pas confondre avec les simples biens que lon possède. Ici, cela sous-entend la propriété privée des moyens de production. Le témoignage le plus dramatique du fait que cette propriété privée, lalpha et loméga de tout système bourgeois, fut et resta inviolable sous la dictature de Napoléon, est dailleurs la restauration de lesclavage par ce dernier dans les colonies françaises car, à lépoque, les esclaves étaient encore considérés comme une forme légitime de propriété[15]. En ce qui concerne les membres de la haute bourgeoisie, ce que ces « bourgeois gentilshommes » qui, avant 1789, avaient singé la noblesse quils haïssaient et admiraient en même temps, surent également apprécier, ce fut que, dans lempire napoléonien, ils purent eux aussi acquérir de prestigieux titres de noblesse pour les bons et loyaux services quils avaient rendus au régime. Napoléon donna en effet naissance à une nouvelle forme de noblesse pour laquelle le critère dappartenance ne résidait plus dans la naissance, mais bien dans le « mérite ». Nous ne pouvons pas sous-estimer limportance dun tel facteur socio-psychologique : la haute bourgeoisie de cette autre république née de la révolution, les États-Unis dAmérique, a elle aussi un faible pour les attributs pseudo-aristocrates et supposés prestigieux. Comme en son temps dans la France des Louis, on donne dans de nombreuses « dynasties » américaines des capitaines dindustrie les mêmes prénoms aux fils quaux pères, avec lattribution en prime dun chiffre romain, comme, par exemple, larrière-petit-fils du magnat du pétrole John Rockefeller, le Rockefeller dorigine, est aujourdhui connu sous le nom de John Rockefeller IV.
En France même et dans bien dautres pays, beaucoup de gens, y compris des hommes politiques et des historiens, méprisent Robespierre et les Jacobins et, bien sûr aussi, les sans-culottes, et les condamnent pour les effusions de sang qui sont allées de pair avec leur révolution « populaire » et radicale, avec « 1793 ». Ces mêmes personnes ont souvent beaucoup dadmiration pour Napoléon, le sauveteur de la révolution bourgeoise, modérée, de « 1789 ». Ils condamnent l« internalisation » de la Révolution française, prétendument parce quelle est allée de pair avec la Terreur qui, en Franc et surtout à Paris, préleva un tribut de plusieursmilliers de victimes, et ils en rejettent la faute sur l« idéologie » jacobine et/ou sur la soif de sang supposée innée du « peuple ». Ils ne comprennent manifestement pas ou ne veulent pas comprendre que l« externalisation » de la révolution par les Thermidoriens et par Napoléon, associée aux guerres internationales qui séternisèrent durant quelque vingt ans, ont coûté la vie à plusieurs millions de personnes à travers toute lEurope, y compris à dinnombrables Français. En fait, on peut dire que ces guerres ont constitué une forme de terreur plus importante et plus sanglante que ne le fut jamais le pouvoir de terreur des Montagnards.
De ce gouvernement de terreur, on estime quil coûta la vie à 50.000 personnes, ce qui revenait à quelque 0,2 pour 100 de la population de la France. « Est-ce beaucoup, ou peu ? », demande lhistorien qui cite ces chiffres[16]. En comparaison avec le nombre de victimes des guerres livrées pour lexpansion territoriale temporaire de la « grande nation » et pour la gloire de Bonaparte, cest peu. La seule bataille de Waterloo, la dernière de la prétendue « glorieuse » carrière de Napoléon, tua ou blessa entre 45.000 et 50.000, « plus ou moins » ; si on y ajoute les « escarmouches » préalables de Ligny et des Quatre-Bras, on arrive au total de 80.000 ou 90.000 tués et blessés. Et la bataille de Leipzig, également perdue par Napoléon, en 1813, aujourdhui presque totalement oubliée, fit environ 140.000 victimes[17]. En ce qui concerne sa catastrophique campagne de Russie, Napoléon a laissé là-bas des centaines de milliers de morts et de mutilés. Mais personne ne parle jamais dune « terreur » bonapartiste et Paris compte dinnombrables monuments, rues et places publiques censés immortaliser les « hauts faits héroïques » du Corse. Et, dans une comparaison de la terreur, respectivement de Robespierre et de Bonaparte, ne devons-nous pas en réalité tenir compte du fait incontestable que la mort par la guillotine était sans nul doute rapide et indolore, comparée avec la mort sur un champ de bataille ? Là, seuls les chanceux étaient touchés par un balle en pleine poitrine et les blessés laissés pour compte généralement atrocement mutilés étaient parfois dévorés vifs par les loups.
En remplaçant la révolution permanente en France, et surtout à Paris, par une guerre permanente à travers toute lEurope, notaient déjà Marx et Engels, les Thermidoriens et leurs successeurs « perfectionnèrent » la Terreur, en dautres termes, ils firent finalement verser infiniment plus de sang que le gouvernement de terreur de Robespierre. En tout cas, il est indéniable que lexportation ou l« externalisation », par le biais de la guerre, de la révolution grande-bourgeoise thermidorienne, préleva un tribut bien plus lourd que le tentative par les Jacobins de radicaliser la révolution au moyen de la Terreur, de l« internaliser » en France même et, avant tout, à Paris.
Tout comme nos hommes politiques et nos médias, la plupart des nos historiens, toutefois, considèrent toujours la guerre comme une activité parfaitement légitime dun État et comme une source de gloire et de fierté pour les vainqueurs et, dans de nombreux cas, pour les supposés perdants « héroïques ». Inversement, les milliers, dizaines ou centaines de milliers, voire les millions de victimes de la « guerre » aujourdhui, par exemple, provoquées par les bombardements aériens ne reçoivent jamais la même attention ou sympathie que les bien moins nombreuses victimes de la « terreur », une forme de violence qui nest pas (directement) sponsorisée par un État et qui, de ce fait, est considérée comme illégitime. Ne pensons quà lactuelle « guerre contre le terrorisme », une fois de plus une forme de guerre permanente qui, en ce qui concerne la grande puissance qui-ne-cesse-jamais-de-faire-la-guerre, fait allumer chez les « simples citoyens » américains les « sans-culottes » américains, en quelque sorte ! le chauvinisme irréfléchi, secoueur de bannières et, aux plus pauvres dentre eux, fournit en même temps du travail sous la forme dune carrière dans les Marines. Au profit de lindustrie américaine, cette guerre garantit entre-temps les sources de matières premières vitales, comme le pétrole et, pour les fabricants darmes et toutes sortes dautres firmes, surtout celles qui ont des amis à la Maison-Blanche, elle fonctionne comme une corne dabondance de profits vertigineux. Les similitudes avec les guerres du Directoire et de Bonaparte sont à portée de main. Comment disent encore les Français ? « Plus ça change, plus cest la même chose »...
Jacques R. Pauwels
[1] Albert Soboul, A Short History of the French Revolution 1889-1799, Berkely/CA, 1977, p. 158, écrit à ce propos : « Ce furent la Terreur et la violence du peuple qui balayèrent les ruines du féodalisme et de labsolutisme au profit de la bourgeoisie. »
[2] François Furet et Denis Richet, La Révolution française, nouvelle édition, Paris, 1973, p. 258, résument bien la chose : « Thermidor renoue le lien avec 1789. »
[3] Charles Morazé, The Triumph of the Middle Classes : A Political and Social History of Europe in the Nineteenth Century, Garden City/NY, 1968, pp. 165-66.
[4] Voir par exemple Arnold Hauser, Sozialgeschichte der Kunst und Literatur, Munich, 1990, p. 668.
[5] Georges Dupeux, La société française 1789-1970, Paris, 1974, p. 100.
[6] Annie Jourdan, La Révolution, une exception française ?, nouvelle édition, Paris, 2006, p. 292.
[7] Furet et Richet, op. cit., p. 405.
[8] Henri Guillemin, Silence aux pauvres !, Paris, 1989, pp. 119-20. Voir aussi Michel Vovelle, Die Französische Revolution: Soziale Bewegung und Umbruch der Mentalitäten, Francfort-sur-le-Main, 1985, pp. 117-18.
[9] Cité dans Guillemin, op. cit., p. 58.
[10] Denis Woronoff, La République bourgeoisie de Thermidor à Brumaire 1794-1799, Paris, 1972, p. 78.
[11] Le français était considéré comme la langue de la révolution et devait par conséquent « être universalisé » ; inversement, dautres langues, et certainement à lintérieur de la France même, étaient considérées comme le reflet linguistique de la contre-révolution et devaient par conséquent être éradiquées. « Éradiquons les dialectes [jargons]... », proclamait un révolutionnaire en 1794, « la République est une et indivisible sur le plan de son territoire et de son système politique, elle doit aussi être une et indivisible sur celui de sa langue » ; voir Jürgen Trabant, « Langue et révolution », www.sens-et-texte.paris4.sorbonne.fr/IMG/pdf/doc-63.pdf.
[12] Cité dans M. J. Cohen et John Major, History in Quotations, Londres, 2004, p. 524.
[13] Jourdan, op. cit., p. 245.
[14] Soboul, op. cit., pp. 25-27.
[15] Clarence J. Munford, « Les Libertés de 1789 in the Caribbean Slave Revolution in St. Domingue », dans Manfred Kossok et Editha Kross (éds), 1789 Weltwirkung einer grossen Revolution, Berlin, 1989, tome deux, p. 540.
[16] Vovelle, op. cit., p. 141 ; voir aussi http://en.wikipedia.org/wiki/Reign_of_Terror
[17] Gunther E. Rothenberg, The Art of Warfare in the Age of Napoleon, Bloomington/IN, 1980, pp. 81-82, 252-53
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