L’historien Pierre Vidal-Naquet écrivait de l’œuvre de son ami Cornelius Castoriadis (1922-1997) qu’elle pouvait être placée sous le « triple signe de Thucydide, de Marx et de Freud ».Philosophe français d’origine grecque, ayant exercé comme psychanalyste pendant de nombreuses années, Castoriadis a développé une pensée qui s’est voulue inextricablement philosophique, anthropologique et politique. En éclairant son cheminement intellectuel et l’élaboration de ses notions-clés, la riche biographie de François Dosse (1) permet de comprendre ce qui l’a mené de l’animation d’un groupe et d’une revue d’extrême gauche antistalinienne, Socialisme ou barbarie (1949-1967), à une rupture publique avec le marxisme, afin, selon ses termes, de « rester révolutionnaire ». Elle invite également à mesurer la pertinence de ses concepts, et leur influence.
Castoriadis prônait l’avènement d’une « société autonome » fondée sur la démocratie directe, dont la démocratie athénienne serait non le modèle mais le « germe ». En effet, si selon lui la plupart des sociétés humaines peuvent être qualifiées d’« hétéronomes », c’est qu’elles se retrouvent sous l’emprise de structures sociales, politiques ou idéologiques, ce qu’il nomme« l’institué ». La société autonome serait celle qui échappe à la pétrification de l’institué — qu’il soit constitué par le marché, la religion ou l’Etat. A la différence de Karl Marx, Castoriadis ne voit pas les bases d’une émancipation du capitalisme dans la dialectique des forces productives et des rapports de production, mais dans un retour à l’« imaginaire collectif instituant », ce pouvoir caractéristique de l’humain qui lie de façon fondatrice l’individu et la société, et qui permettrait notamment le refus de toute séparation entre dirigeants et dirigés, experts et « simples » citoyens (2)…
Dosse n’élude pas les aspects plus personnels de la biographie de ce Méditerranéen à la vitalité étourdissante, sportif et passionné de jeux, souvent excessif, qui aimait se trouver en opposition : au socialisme bureaucratique de type soviétique aussi bien qu’au capitalisme, y compris dans sa phase contemporaine néolibérale, qu’il qualifiait de« basse époque ». Cette sensibilité agonistique l’a parfois égaré, comme lorsque dans Devant la guerre, en 1981, il se mit à prophétiser le danger d’une supposée « société militaire soviétique ».
Castoriadis ne pouvait que rencontrer l’écologie politique, et il s’est lié avec l’un des plus importants théoriciens de la décroissance, Serge Latouche. Dans le Cornelius Castoriadis ou l’autonomie radicale (3) qu’il vient de publier, Latouche discute ses positions sur les dangers du développement et de la technique, et présente quelques-uns des textes où il en appelait à une autolimitation fondée sur la nécessité de rejeter le« développement de type occidental-capitaliste ».
Une partie de l’œuvre de Castoriadis publiée chez 10/18 était épuisée. Ces textes sont de nouveau disponibles grâce aux Editions du Sandre, qui proposent ses Ecrits politiques dans une présentation aussi élégante que rigoureuse. Le tome 1 de Quelle démocratie ? (4) réunit, outre quelques inédits, des textes publiés entre 1962 et 1978, dont une critique au vitriol des « nouveaux philosophes », désignés comme des« divertisseurs », une attaque contre Louis Althusser à la virulence stupéfiante… La verve polémique de Castoriadis dérapait fréquemment vers l’injure, voire la calomnie, notamment envers Gilles Deleuze et Félix Guattari, qu’il semblait exécrer.
On peut ne pas être convaincu par la problématique d’une société « autonome ». Il n’en reste pas moins que l’ambition du projet théorique de Castoriadis, tissant un ensemble de concepts imbriqués avec une grande rigueur, suscite l’admiration. Et on ne peut qu’approuver, quelles que soient les réserves, ce qu’il déclarait dans un de ses derniers entretiens : « Je pense que je fais de la philosophie et que ce que j’écris, c’est nouveau. »
Baptiste Eychart
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