Mondialisation.ca, 16 mars 2014
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A
l’heure d’un risque d’embrasement de l’Est ukrainien, sonnant comme un
cri de révolte et d’incompréhension face à une évolution politique en
partie impulsée de l’Etranger, la maladresse de l’ingérence occidentale
risque de coûter très cher au peuple de Kiev.
La méconnaissance des
bureaucraties occidentales de la réalité ukrainienne, historiquement
imbriquée à l’histoire russe, éclate aujourd’hui comme une évidence.
Surfant sur l’élan initial des protestations de rue, contre « un
autocrate corrompu, aux soldes de Moscou », les opposants politiques les
plus divers et extrêmes ont réussi leur coup d’Etat, recouvert du
vernis légitime de « révolution ».
C’est cette légitimité
kiévienne qui est remise en cause par l’autre partie du peuple
ukrainien, jusqu’à présent curieusement oubliée par la pensée unique
relayée par les médias, et qui constate, impuissante, l’arrivée de
nostalgiques du nazisme aux responsabilités gouvernementales. Un rêve
déçu mais, surtout, un retour en eaux troubles, vers un passé que l’on
croyait à jamais révolu.
Peut-on parler de manipulations ?
Entre soft power et manipulations, voyage en eaux troubles
Après les fausses «
révolutions colorées » d’inspiration libérale, frappant dans les années
2000 la périphérie post-soviétique et plaçant des dirigeants
pro-américains à la tête des Etats géorgien, ukrainien et kirghize, la «
révolte de Kiev » apparaît au final comme un sous-produit d’un modèle
déjà expérimenté et prolongé, récemment, au Moyen Orient, principalement
en Libye et en Syrie. A la base de ce modèle « révolutionnaire », se
trouve une stratégie de désinformation permettant la justification du
processus politique conduisant au renversement d’un régime hostile (ici,
celui de Ianoukovitch) et, surtout, à l’arrivée de dirigeants
politiquement corrects (ici, pro-européens). Depuis la « croisade »
américaine de 2003 en Irak, ce scenario s’inscrit dans une redoutable
permanence : G.W. Bush lui-même, n’avait-il pas alors reconnu, que la
première guerre à gagner était « celle de l’information » ? Comme une
inquiétante inertie.
La seconde « révolution de
Sébastopol », haut lieu historique et symbole politique de la vieille
Russie, tout en visant à contrebalancer la première « révolution de Kiev
» dénonce, de manière implicite, cette utilisation inconsciente par
l’Occident du soft power issu de l’information. Subordonnée à la
réalisation d’un objectif politique précis, centré sur l’élimination du
président légitime, cette stratégie communicationnelle de la coalition
anti-Ianoukovitch a été patiemment construite, indépendamment de ses
coûts. Or, au regard de leur ampleur et de leur impact déstabilisateur
sur la région, ces coûts semblent irréversibles.
Tendanciellement, un des coûts collatéraux de cette stratégie a été
de réveiller les mouvements radicaux, extrémistes et néofascistes,
teintés d’un vernis nationaliste. A terme, au-delà d’un redécoupage
géopolitique de l’Ukraine selon l’ancien clivage Est/Ouest, catalysé par
la volonté d’indépendance de laCrimée – dans le prolongement d’une jurisprudence initiée par l’indépendance du Kosovo en 2008 –, c’est bien l’extension de l’axe OTAN-USA via l’UE, contre les intérêts russes, qui se joue.
Au coeur de l’Echiquier
eurasien, cette extension de l’axe euro-atlantique sanctionnerait, de
manière définitive, sa victoire de la Guerre froide.
Le réveil révolutionnaire de la Crimée, contre l’illégitimité kiévienne
Dans la mesure où la «
révolution de Kiev » n’est pas représentative de la majorité du peuple
ukrainien, la révolte de l’Est ukrainien et en particulier, de la
Crimée, n’est qu’un juste retour des choses. La majorité silencieuse,
trop longtemps passive, a laissé aller à son terme l’étrange révolution
libérale, verrouillée par les élites occidentales mais infiltrée par des
éléments extrémistes. Ces derniers semblent avoir provoqué consciemment
les terribles massacres – avec l’aide de snipers pour accélérer les
événements –, en tirant sur les forces de police et de sécurité, dès
lors, condamnées à riposter. Face à l’inflexion nationaliste et
anti-russe de la nouvelle ligne « révolutionnaire », la peur gagne
désormais le camp des minorités ethniques. Le réveil de la société
civile ukrainienne, après un véritable coup d’Etat programmé, n’en est
que plus brutal. Le soleil se lève, aussi, à l’Est.
Lors des émeutes de Kiev du
18 février 2014, un étendard de la division SS Galicie a été fièrement
brandi par les manifestants. Cet acte abject, condamné par Moscou, n’a
guère été dénoncé par l’Union européenne et ses démocrates dirigeants.
Une telle évolution s’inscrit dans une tendance plus globale à réécrire
l’histoire et à glorifier le nazisme dans certaines régions européennes,
orientales et baltes – récemment en Estonie (où d’ailleurs, les russes
ethniques sont définis comme « non-citoyens » !). Une autre tendance
parallèle – observée en Bulgarie, le 24 février 2014 –, est de souiller
les monuments élevés à la mémoire des soldats soviétiques morts pour
stopper la progression de la barbarie nazie et donc, pour notre Europe
libre. Les leçons de l’histoire n’ont-elles pas suffi ? Et, en
définitive, pourquoi de telles informations sont-elles occultées par nos
médias ?
Aujourd’hui, avec l’appui de Moscou, l’Est pro-russe conteste la
légitimité de la nouvelle direction politique ukrainienne. Et cela,
d’autant plus qu’avec le soutien occidental, cette dernière a surfé et,
en partie, instrumentalisé les « tendances nationalistes et néofascistes
» dénoncées, le 26 février 2014, par le chef de la diplomatie russe,
Sergueï Lavrov. A l’origine de cette rupture politique, sanctionnée par
la destitution du président Ianoukovitch, il y a un double « malentendu
», minutieusement construit par des forces intérieures et extérieures à
l’Ukraine, solidarité libérale internationale oblige.A la suite de cette crise de légitimité politique, générée par l’irresponsable attitude occidentale, est apparue une menace majeure : un risque de partition de l’Ukraine – dont la sécession de la république autonome de Crimée –, réactivant une forme de conflictualité bipolaire Est versus Ouest. Retour vers le passé.
Un coup d’Etat, issu d’un double « malentendu » adroitement construit
Dans un premier temps,
initiée le 21 novembre 2013 et focalisée contre l’inflexion pro-russe de
la politique ukrainienne, la protestation populaire pro-européenne de
Maïdan est issue d’une désinformation évidente. En effet, l’idée d’un
rejet de l’Europe, à travers celui de l’accord de libre-échange, n’a
jamais été
une réalité. Comme je l’ai déjà souligné, le Président Ianoukovitch
voulait simplement réviser les conditions trop drastiques de l’accord,
pour mieux prendre en compte la spécificité de l’économie ukrainienne et
ses liens denses avec la Russie structurés sous le soviétisme, via la
division planifiée du travail socialiste. L’Europe bureaucratique
avait-elle les moyens intellectuels de le comprendre ? L’application
stricto sensu de cet accord aurait conduit à l’affaissement économique
et social de l’Ukraine, associant à la fois tournant ultralibéral vers
le tout marché et abandon des derniers acquis sociaux de
l’Etat-providence communiste. Une sorte de chaos programmé, « à la
grecque », sous bienveillance du FMI.
Dans un second temps, le 22
février 2014, le renversement du président Ianoukovitch est venu, suite
à la violation de l’accord conclu la veille entre ce dernier et
l’opposition, via les intermédiations américaine, européenne et russe.
La montée en puissance de la violence « révolutionnaire » de la rue, le
lendemain de cet accord, explique la regrettable tuerie, volontairement
provoquée à l’origine par des extrémistes armés – dont des snipers très
expérimentés. Pourquoi une telle offensive, le lendemain d’un succès
diplomatique et, surtout, pourquoi ne pas l’avoir dénoncé ?
A priori, pour pouvoir accéder au pouvoir, certains éléments de
l’opposition n’avaient aucun intérêt au maintien du nouvel accord et,
pour cette raison, ont créé les conditions lui retirant toute légitimité
– via la construction du point critique, obligeant le pouvoir à la
répression –. Implacable logique.L’Ukraine, au coeur d’une lutte d’influence sur le continent eurasien
L’enjeu implicite de la «
révolution d’Ukraine » est le contrôle par l’axe euro-atlantique d’un
espace stratégique, sur les plans politique et énergétique. Cette
dimension stratégique du pays est renforcée par sa position
intermédiaire (« pivot »), entre l’Europe et la Russie – sans oublier la
base russe de Sébastopol, permettant un accès aux mers chaudes.
A terme, c’est donc
l’extension des zones d’influence qui se joue, entre les puissances
russe et américaine. Cette configuration géopolitique replace l’Europe –
et, naturellement, l’Ukraine – au centre du jeu, c’est à dire au coeur
de la partie d’échecs conduite sur le vaste continent eurasien, entre
les deux anciennes superpuissances de la Guerre froide. C’est ce que
Zbigniew Brzezinski, conseiller inaltérable des derniers présidents
américains, depuis la fin des années 70, appelle le « Grand échiquier ».
Dans cette optique, la «
révolution d’Ukraine » alimente la stratégie de reflux de la puissance
russe, initiée par le bloc occidental – via l’axe OTAN-USA –, depuis
l’implosion de l’Union soviétique en décembre 1991. A terme, il s’agit
de réduire la puissance russe et de l’affaiblir sur sa ceinture
périphérique, en vue de renforcer l’Europe « démocratique » et, dans le
même temps, dissuader toute velléité de « retour impérial » de
l’ancienne puissance communiste. Cette obsession de la politique
étrangère américaine, qui considère l’Ukraine comme le coeur de cette
reconstruction impériale, est traduite par l’analyse fondatrice de Z.
Brzezinski.
Dans son fameux livre de
1997 « Le Grand échiquier », ce dernier conclut notamment qu’ « (...)
aucune restauration impériale, qu’elle s’appuie sur la CEI ou sur un
quelconque projet eurasien, n’est possible sans l’Ukraine. ». Une
conclusion très claire, en prise avec l’actualité.
Le contrôle d’un « noeud géostratégique », pour contenir le retour russe
Au sens de Brzezinski,
l’Ukraine est un pivot géopolitique, c’est à dire un Etat dont le
pouvoir géopolitique est fondamentalement lié à sa capacité de nuisance
sur des acteurs majeurs (régionaux et internationaux). Ainsi, selon ce
dernier : « La notion de pivots géopolitiques désigne les Etats dont
l’importance tient moins à leur puissance réelle et à leur motivation
qu’à leur situation géographique sensible et à leur vulnérabilité
potentielle, laquelle influe sur le comportement des acteurs
géostratégiques ». Pour Brzezinski, dont l’analyse est considérée comme
le vecteur de la politique extérieure américaine, le contrôle de
l’Ukraine est donc une nécessité stratégique.
Dans la mesure où l’Ukraine
se trouve à un carrefour stratégique sur la base de la trajectoire des
tubes énergétiques et des grands axes politiques du continent eurasien,
elle devient pour moi, une sorte de « super pivot » : un noeud
géostratégique. Ce statut stratégique de l’Ukraine est renforcé par le
fait qu’elle est potentiellement ciblée, d’une part, par l’extension
programmée de l’OTAN aux ex-républiques soviétiques (en violation des
promesses de 1989 faites à Gorbatchev) et, d’autre part, par
l’implantation future du bouclier anti-missiles américain (déjà
envisagée par l’administration de G.W. Bush). En effet, à partir du
moment où l’Ukraine adhère à l’OTAN, rien ne s’opposera plus à
l’extension du bouclier ABM à cette dernière et donc, aux portes de la
Russie – d’autant plus si l’administration républicaine revient au
pouvoir.
Or, comme vient de le rappeler le président Poutine, en aucun cas la Russie ne pourra accepter à ses frontières, la présence d’un système anti-missiles neutralisant, en partie, sa puissance nucléaire stratégique.
Or, comme vient de le rappeler le président Poutine, en aucun cas la Russie ne pourra accepter à ses frontières, la présence d’un système anti-missiles neutralisant, en partie, sa puissance nucléaire stratégique.
Ainsi, l’Ukraine se retrouve au coeur d’une lutte bipolaire pour son contrôle, qui déterminera, dans une large mesure, l’avenir du continent eurasien et par suite, selon Brzezinski, l’évolution géopolitique du nouvel ordre mondial.
Ce faisant, à travers cette
lutte, c’est l’extension et le rôle de l’Europe politique qui se joue
et, en son sein, le statut de la Russie post-soviétique. Mais, par
ricochet, c’est aussi la fonction de l’axe OTAN-USA dans la future
structure politico-sécuritaire européenne qui est en jeu. Ce qui, dans
ses grandes lignes, peut expliquer – et justifier – la stratégie
américaine en Ukraine, tout comme le projet de Z. Brzezinski d’une
structure de sécurité transeurasienne intégrant Kiev, verrouillée par
Washington et marginalisant la Russie.
De ce point de vue, l’idée d’une Guerre tiède développée et
conceptualisée dans mon livre, semble de plus en plus crédible (1). N’en
déplaise au messianisme auto-proclamé des sirènes du néo-libéralisme,
trop vite convaincues d’une « fin de l’histoire » sanctionnant la fin
des idéologies. Sous l’impulsion d’une Russie revancharde, aspirant à
l’ordre multipolaire et contrebalançant l’hégémonie américaine,
l’idéologie est de retour. Affirmer le contraire, à l’heure où V.
Poutine menace le régime illégitime de Kiev – rallié à l’idéologie
néo-libérale – d’une intervention armée, pour protéger ses
ressortissants et défendre ses intérêts nationaux, relèverait d’une pure
ineptie intellectuelle.
Aujourd’hui, il s’agit bien
d’un conflit entre deux visions du monde antagonistes, renforcé par le
désir de Moscou d’apparaître comme une alternative au néo-libéralisme et
de s’opposer à l’unilatéralisme américain, systématisé depuis la
disparition du contrepoids
géopolitique soviétique – c’est en ce sens, que la disparition de l’URSS
a été « la plus grande catastrophe géopolitique du 20° siècle ». Cette
méfiance russe semble justifiée par la présence, au sein de la nouvelle
équipe gouvernementale kiévienne, de dirigeants prônant une politique
ultralibérale, anti-étatique et d’intégration à la zone euro-atlantique
impliquant, à terme, l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN.
Une telle option exclurait toute intégration de Kiev à l’Union douanière, pierre angulaire du projet eurasien porté par V. Poutine – d’où, l’incompréhension russe.
Une telle option exclurait toute intégration de Kiev à l’Union douanière, pierre angulaire du projet eurasien porté par V. Poutine – d’où, l’incompréhension russe.
Maïdan, une pièce stratégique sur l’Echiquier eurasien
Au-delà de cette opposition
idéologique, la soif d’indépendance de la Crimée, encouragée par
Moscou, traduit son envie de s’émanciper de la tutelle kiévienne sous
domination américaine et aiguillée par un ultranationalisme fondé, en
partie, sur une idéologie néo-fasciste, raciste et excluante. Elle
relève, aussi, d’une volonté russe d’affirmer son droit de regard dans
sa proche périphérie, dans la continuité du soviétisme. D’autant plus
que le précédent kosovar, encouragé et légalisé par l’axe
euro-atlantique rend légitime, de facto, la démarche politique du peuple
de Crimée et en cela, le soutien de Moscou. L’enjeu sous-jacent étant,
via le référendum, le rattachement de la Crimée à la Russie.
L’Etranger « très proche »
est une ligne rouge à ne pas franchir, pour une révolution manipulée par
le surpuissant bloc otanien hérité de la Guerre froide et en constante
expansion, donc à visée géopolitique évidente. Par son ingérence
illégale et dangereuse sur le plan politique, l’Europe a poussé la «
révolution » kiévienne à franchir cette ligne et, en cela, elle est
directement responsable du retour de la question de Crimée.
Maïdan, au joli vernis révolutionnaire de couleur orange, n’est qu’une pièce stratégique sur l’Echiquier eurasien.
La révolution d’Ukraine, et après ?
Jean Geronimo
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